DARK ALLIANCE et CHAMPIONS OF NORRATH - XP

 

S’il y a bien quelque chose que je ne regrette pas dans mon rapport au jeu vidéo, c’est cette époque où la seule solution dont je disposais pour choisir un jeu dans un magasin d’occasion était de me fier à la boîte du jeu. Mon ordinateur familial n’étant pas le plus performant de sa génération et ne disposant jusqu’en 2014 que d’une vieille PlayStation 2, je me suis toujours tourné vers des jeux de la génération précédente qui savaient titiller ma passion pour le jeu de rôle. C’est ainsi que j’ai pu toucher à un nombre incommensurable de purges vidéoludiques méconnues vendues 3 euros composées de pâles copies de Baldur’s Gate, d’enfants difformes de Diablo II et de mondes ouverts d’Europe de l’est qui s’inspiraient un peu trop de la richesse exotique du quotidien de ses concepteurs. Mais comme disait Nathalie Kosusko-Morizet, quand on est face aux pires choix, on évite le choix du pire.Si bien qu’à force, on apprend à les choisir, et on finit, même sans internet, à retracer la filiation de chacun et dénicher des pépites.

C’est ainsi qu’à la recherche d’un RPG, en farfouillant les rayons bleutés des jeux PlayStation 2 d’occasion, mon regard tombait sur une boite arborant une guerrière elfe noire sur un fond bleu uni, orné du titre d’une des licences les plus légendaires du RPG occidental. Pensant me procurer pour une poignée d’euros le portage du titre mythique de BioWare jouable en coopération, je me précipite chez mon ami insérer le disque dans sa PS2. Ça n’était pas ce à quoi je m’attendais. Mais l’histoire vaut son pesant d’or. Bienvenue dans XP.

L’histoire commence dans les locaux de l’éditeur de jeux vidéo Interplay. Interplay, c’est alors, début 2000, un éditeur mythique possédant sous son aile une multitude de studios aux licences florissantes, notamment dans le domaine du RPG occidental. Ils bénéficient du savoir-faire de Black Isle Studios, à l’origine des jeux Fallout, Planescape Torment et Icewind Dale, ainsi qu’un robuste studio canadien tout juste couronné du succès planétaire de leur RPG se déroulant dans les Royaumes Oubliés de Donjons et Dragons : BioWare et la série des Baldur’s Gate. Alors que tout allait pour le mieux pour Interplay, c’est en juin de cette première année du nouveau millénaire qu’un séisme se produisit.

Blizzard Entertainment vend le premier jour de la sortie de Diablo 2 pas moins de deux millions de copies. Tout développeur est alors en extase devant ce bijou vidéoludique : des cinématiques tout bonnement futuristes, un système de compétences innovant inspiré des jeux de stratégie, une rejouabilité quasi infinie et une accessibilité sans égale comparé à la concurrence qui se multipliait alors sur PC.

Autant dire qu’il ne faisait aucun doute dans la tête des commerciaux d’Interplay. Immédiatement, on convoque autour d’une table Black Isle Studios et un autre studio jusqu’ici seulement habitué aux jeux de course et alors en train de développer un Diablo-like en 3D : c’est Snowblind Studios. La mission donnée par Interplay aux deux sociétés est simple : porter Baldur’s Gate sur la toute jeune PlayStation 2 de Sony et reproduire le succès de Blizzard. La fusion de l’excellence narrative de Black Isle et la connaissance du hardware console de Snowblind pousseront les deux studios à accoucher d’une petite merveille de software : le SnowBlind Engine. Il s’agit d’une ingénieuse adaptation du Infinity Engine créé par BioWare pour la version PC de Baldur’s Gate pour lui permettre de tirer parti du bijou technologique qu’est alors la PlayStation 2 : megatexturing, moteur physique irréprochable… Le bébé est montré à l’éditeur et tout le monde est confiant.

Black Isle se concentre alors sur l’aspect narratif et sonore du titre, tandis que toute la partie technique est déléguée à Snowblind. Snowblind, composé d’une dizaine d’employés, a le souci du détail, peut-être un peu trop pour un jeu en 480p, rappelons-le. Dans une interview, un développeur se vante d’avoir modélisé des personnages de cinq mille polygones. Cinq mille quoi. Je crois que c’est beaucoup. Par contre, les deux studios se heurtèrent à un gros problème, et le gros problème, c’est ça

Ces trois bouquins infernaux remplis de tableaux, de classe d’armure et de 8d12+4+modificateur d’intelligence dégâts de poison. Faire un action RPG jouable à la DualShock2 avec le système de Donjons et Dragons, c’est comme essayer de faire un château de cartes avec des moufles. Le souci, c’est que Wizards of the Coast est propriétaire de l’univers de la licence – les Royaumes Oubliés - et ils n’avaient pas vraiment signé pour un beat them’all au personnage dont la motivation est de commettre un génocide des caisses en bois et des cruches en terre cuite. Malgré tout, le projet est tout de même validé, tant que le bestiaire est respecté, et plutôt qu’un simple portage du titre de BioWare, le jeu prendra le sous-titre « Dark Alliance », leur laissant une pleine liberté créative.

On insère le disque dans la bête et puis on nous laisse le choix : un guerrier nain, un rôdeur humain et une mage elfe. On commence au niveau 1 comme dératiseur professionnel, on marrave tout ce qui bouge, on se transforme en poubelle ambulante et on finit par pourfendre du général de guerre corrompu. Encore aujourd’hui, le jeu est hyper fun à faire en coopération, la mécanique est solide et pour de la PS2, le jeu est joli et a une vraie identité. Il apporte de nombreuses innovations en termes d’action RPG, notamment dans la simplification des builds de personnages possibles. Le scénario ne casse pas trois pattes à un Aaracokra mais il se laisse suivre grâce à une écriture fluide, des décors variés et une musique vraiment chouette. Et puis notez cet effort fait sur les designs et les décors, franchement même pour de la PS2, on est un cran au-dessus de la concurrence. Oh et vous savez ce que ça veut dire un action-RPG localisé en France dans les années 2000 ? Oui, oui ! Un doublage français absolument délectable.

Après une gestation de 18 mois, le jeu sort finalement le 20 janvier 2004 et c’est un carton. 87/100 sur Metacritic et un accueil dithyrambique de la presse. Il faut dire que même si ce type d’heroïc fantasy marronasse est hégémonique aujourd’hui, les RPG sur console étaient à l’époque habitués à plus de couleurs et d’extravagance nippones. Baldur’s Gate : Dark Alliance remporte d’ailleurs le prix de jeu de rôle de l’année au nez et à la barbe de… Final Fantasy X.

Ah et maintenant accrochez-vous à votre fauteuil. Après le succès de Dark Alliance, Interplay a mis sur les rail un projet de portage du jeu sur PC. Oui, on a décidé de porter le portage. Et vous savez quel studio a été choisi pour l’effectuer ? Une petite société polonaise du nom de CD-Project ! Les futurs développeurs de The Witcher qui n’effectuaient alors que les localisations des jeux BioWare dans le pays de Jean-Paul II. Bon le projet a été annulé mais c’est pas un truc de ouf ça ?

CD Projekt... avant The Witcher !
D’ailleurs, c’est le succès de Dark Alliance a marqué le début de la fin pour Interplay, car oui, c’est là que les choses se gâtent. Pourtant, Baldur’s Gate 3 est sur les rails, on prévoit Fallout 3 et, bien sûr, la suite de Dark Alliance est en route.  Et pour cela, il faut que je vous parle de Jean-René Fourtou. Car oui, Interplay a alors de sacrés déboires judiciaires avec la société Vivendi Universal Publishing. C’est une affaire compliquée de business donc je vous la fait courte : Vivendi est le distributeur de Interplay et ils appartiennent tous les deux à même filiale, Titus. Interplay accuse Vivendi de leur devoir de l’argent, notamment les recettes du jeu Lionheart. Interplay rompt donc le contrat de distribution et, pour ça, Vivendi les traînent en justice. BioWare sent la douille arriver et quitte le navire pour signer un contrat avec Atari. Tout ce cafouillage a eu pour effet de ruiner Interplay qui décide, endetté jusqu’au cou, de licencier tout le personnel de Black Isle Studios. Personnel qui se réunira plus tard pour former un nouveau studio, Obsidian Entertainment.

Je m’égare. Donc la période 2001-2004 c’est le chaos absolu pour Interplay qui va de procès en perte de recettes. Les annulations s’enchaînent mais Dark Alliance 2 est maintenu ? Eh non. Dommage, Snowblind a lui aussi quitté le navire. Il faut dire qu’ils ont été appelés pour produire un spin-off du plus grand et du plus joués de tous les MMORPG… EverQuest (eh oui, c'est l'époque). En effet, Snowblind garde au chaud son moteur révolutionnaire est le met à profit pour Sony Online Entertainment pour développer un jeu dans l’univers donc d’Everquest qui prendra le nom de Champions of Norrath. Ah et comme si Interplay n’était pas suffisamment dans la merde, Snowblind poursuit Interplay en justice car ces derniers continuent d’utiliser leur moteur sans leur accord pour développer Dark Alliance 2 et Fallout : Brotherhood of Steel.

Vous ne connaissez pas Brotherhood of Steel ? Mais si ce spin-off de Fallout sur PS2. Bon, faut dire qu’il a fallu du courage aux développeurs pour ne serait-ce que sortir le jeu. Pour remettre en contexte, Interplay change de direction et balance à son studio interne – qui sont d’ailleurs de vrais fans de Fallout 1 et 2 – le Snowblind Engine, dont je vous rappelle qu’ils n’avaient plus les droits, et leur demandent de faire un jeu d’action dans l’univers de Fallout. Le but c’est de relever financièrement l’éditeur avec un jeu qui cartonne dans un minimum de temps et un minimum de risques. Alors déjà faire matcher un moteur de jeu fait pour le combat à l’épée avec un univers rempli de flingues, c’est un sacré défi, mais en plus quand le département marketing demande au studio de d’intégrer partout des culs, des nibards, des placements de produit et Slipknot... ah c’est pas de la tarte. Comme le dit en interview le game designer du projet 15 ans plus tard : « Ça a été incroyablement douloureux... » Aouch.

Autant vous dire qu’à Interplay, c’est pas l’éclate. L’éditeur enchaîne les catastrophes industrielles et les équipes sont sous pression et démoralisées. Dark Alliance 2 reste sur les rails et le bébé est confié à Black Isle, faisant encore partie d’Interplay. Le délai de neuf mois de production imposé par l’éditeur, littéralement deux fois moins que l’opus précédent, était si ridicule que les développeurs ont travaillé sur cette suite… sans pré-production. Même les développeurs le disent aujourd’hui : tout a été fait à l’arrache. Fort heureusement, le Snowblind Engine est une bête de guerre et est ultra solide, permettant à Black Isle de travailler facilement sur cette suite. Black Isle implémente dans le jeu quelques ajouts issus de leur expérience avec le support PC, comme une carte navigable et un système d’embranchement de scénario avec deux fins différentes, qui ne seront finalement pas implémentées dans le jeu. C’est d’ailleurs ce ressenti qui traverse toute la progression dans Dark Alliance 2 : celle d’un jeu assez bâclé qui ressemble à une copie du premier et aux ajouts finalement trop peu nombreux pour justifier un nouveau titre. On a plus affaire à un spin-off ou une extension très plaisante à parcourir, mais dont il manque la patine dont bénéficiait le premier jeu. Le monde ouvert, lui, est plutôt réussi et on ressent bien la compétence de Black Isle pour produire des RPG débordant du cadre et riches en détails. Un peu trop d’ailleurs. Pas moins de 50 environnements rien que dans ce jeu ! Clairement la quantité a primé sur la qualité, un problème disons récurrent avec les productions de Black Isle et les premiers projets de Obsidian. D’ailleurs Dark Alliance 2 est sans doute, des deux jeux de la série, celui qui se rapproche le plus des jeux Baldur’s Gate sur PC, de par son ambition, son ambiance plus sombre et sa variété de contenu. D’ailleurs, le lead designer de Dark Alliance 2, Dave Maldonado a fini quelques années plus tard chez Blizzard filer un coup de main à un certain Diablo 3 et de nombreuses innovations créées pour cet opus seront transférées au mastodonte de Blizzard.

L’histoire du développement chaotique de ce jeu, comme celui de Brotherhood of Steel, fait mal au coeur surtout quand les développeurs parlent de l’impact que ça a eu sur leur vie, comme quoi la culture du crunch est très loin d’être nouvelle dans cette industrie. Black Isle développait à grande vitesse le second opus alors qu’Interplay s’écroulait complètement. Les employés faisaient des allers-retours à la banque voir si leur paye tombait toutes les semaines. Mais aussi, les jalons d’Obsidian Entertainement ont été posés à ce moment-là, les têtes de Black Isle sentant le vent tourner, poussant les employés à imaginer le futur. Dark Alliance 2 est un véritable baroud d’honneur de Black Isle. Et quand on voit ça, et qu’on sait que le dernier quart du jeu n’a été réalisé qu’en quelques semaines, on est à la fois horrifié et impressionné par la capacité de ce studio. Cela n’empêchera pas le jeu d’être un vrai succès récoltant la note de 78/100 sur Metacritic.

Bon et Snowblind dans tout ça ? Eh bien eux ça va plutôt bien en réalité. Quitter Interplay leur a finalement bien réussi. Champions of Norrath est donc un spin-off pour PlayStation 2 du MMORPG à succès EverQuest, un mastodonte de l’époque. Le développement semble s’être plutôt bien passé et le résultat s’en fait sentir. C’est un des meilleurs hack n’slash de la PS2 qui a laissé des souvenirs impérissables à tous les joueurs et joueuses l’ayant découvert, malgré le fait qu’il soit sorti à peine un mois après Dark Alliance 2. En plus des mécaniques de bases du premier Dark Alliance, Champions of Norrath multiplie les personnages jouables et permet, oh mon dieu, leur personnalisation. Et on peut les nommer ! On peut aussi y explorer le monde merveilleux d’EverQuest et ses nombreux environnements, je sais qu’aujourd’hui ça n’est pas le meilleur argument de vente mais ça faisait son effet à l’époque. Et surtout, l’ajout le plus incroyable, c’était le mode multijoueur. Clairement, c’était l’argument qui démarquait Champions of Norrath de Dark Alliance 2 à l’époque, on pouvait jouer jusqu’à 4 joueurs simultanément en réseau et se bagarrer avec ferveur pour se répartir le loot. Mieux, on pouvait amener sa carte-mémoire chez son copain pour importer son personnage dans sa partie, si c’est pas le futur, ça un peu. Pour mettre en place cette feature, Snowblind a bénéficié du renfort de développeurs de EverQuest Online Adventures, un MMORPG sur PS2 à la Final Fantasy XI, qui étaient d’ailleurs impressionnés d’à quel point une si petite équipe parvenait à faire un tel jeu. Champions of Norrath est, selon moi, un must play du hack n’slash des années 2000. Si la composante RPG n’est pas son point fort, sa solidité de gameplay et surtout la qualité de ses graphismes et de ses animations font de ce jeu une pépite de la PS2. Le gameplay ne se résume pas à taper des mobs (quoique si un peu) et certains niveaux demandent au joueur d’exploser des catapultes, de naviguer sur de la lave… bref c’est varié, ça fait plaisir. Et puis ce nombre d’ennemis affichés en même temps avec cette fluidité à toute épreuve, et on peut zoomer à l’envie, incroyable. Oh et la qualité de ses menus, avec son curseur qui permet de naviguer, quel bonheur. Et vous reprendrez un peu de version française ?

Un an plus tard, Snowblind accouche d’une suite, Champions : Return to the arms, toujours sur PS2, toujours avec leur moteur, toujours dans l’univers d’Everquest. Le joueur peut incarner des races plus emblématiques de l’univers d’Everquest comme les Van Shir ou les Iksar même je reste deçu qu’on puisse pas jouer un froglok. La trame narrative du jeu vous invite à voyager à travers de nombreux plans. Des plans comme s’il en pleuvait. Plan de l’eau, plan du courage, plan de la maladie... Autant vous dire que c’est long, ça se répète et c’est franchement pas inspiré. Le jeu permet également d’importer son personnage de Champion of Norrath directement dans la suite et ainsi commencer avec un personnage beaucoup trop puissant, mais c’est assez jouissif donc pas de problème et le jeu est suffisament dur comme ça. Le jeu veut également améliorer sa composante narrative en proposant deux fins différentes en fonction de l’alignement de votre personnage. Ça changera certains ennemis à certains passages et la cinématique de fin. Bon, tout ça ne permet pas de s’impliquer à 100% dans un scénario aussi… plan-plan.

C’est finalement peut-être cela qui différencie ces jeux Dark Alliance et Champions of Norrath de Diablo. Déjà, toutes les trouvailles graphiques et de level design en 3D que la série de Blizzard n’implantera que bien plus tard dans Diablo 3, Snowblind et Black Isle l’avaient déjà fait avant avec une grande ingéniosité. Je suis même intimement persuadé que ça jouait énormément à Dark Alliance chez Blizzard lorsqu’il s’est agi de faire entrer Diablo dans la troisième dimension. De même, lorsqu’on parcourt tous ces jeux, à traverser des plans d’existence farfelus, à la manière d’une partie de jeu de rôle avec le pire des MJ mais ne manquant pas d’enthousiasme, eh bien je trouve que ça rend tous ces jeux extrêmement touchant. Pas de mécaniques aussi addictives et un end game interminable d’un Diablo et autres gatcha s’en inspirant, ce sont des jeux avec une progression amusante, avec des niveaux variés et qui donnent des sensations dingues manette en main, surtout à deux joueurs. C’est ce qui m’a marqué quand on a saigné Dark Alliance 2 avec mon pote. On est allé jusqu’au bout du jeu en s’éclatant, alors que Diablo 3 était sorti depuis 1 an, et pourtant on n’a pas retrouvé cette sensation quand on a mis la main sur le jeu de Blizzard. Ingéniosité, innocence, sensations profondes… plutôt pas mal pour ce qu’on a toujours conçu comme de simple diablo-like pour nos petites PlayStation 2.


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